Un couple et leur enfant fondent une famille et veulent habiter une maison sur un terrain en pente en limite d’une grande ville. Si leurs mondes s’affairent dans une subjectivation de la réalité, leurs désirs respectifs impulsent deux modes de vie et orientent trois mondes : chacun le sien et un dernier commun. Ils le font fuir en oscillant à la marge de petites et grandes représentations qu’ils en ont. Loin de toute considération identitaire, leur agencement commun est de devenir invisible, ils ne veulent même plus se différencier par rapport à un pôle social quelconque. Ils aspirent à devenir tout le monde à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. Ces lignes de fuite moléculaires investissant les strates sociales et politiques ne consistent pas à fuir le monde mais à le faire fuir. Leurs désirs d’habiter s’expriment de bouts de propositions, de souffles de mots, de lambeaux de matières et de souvenirs de sensations dépourvus de cogito, impressions décousues revenant à la surface du corps. Ils se condensent sur un ensemble de choses flottantes qui ne trouvent aucune explication dans les grands ensembles langagiers. Il n’y a que des passages d’affects et des degrés d’intensités que l’on retrouve dans l’actualité de l’évènement, de ce « quelque chose qui passe » ou pas. Le monde n’est plus un référent dont l’architecture deviendrait une icône échangeable dans la politique identitaire globale que le capitalisme impose. L’architecture ne signifie plus le monde. Loin de vouloir faire de l’architecture une représentation de leur monde ou de combler des exigences fonctionnelles floues, l’architecture devient l’agencement construit de leurs lignes de fuite, des affects mondains et existentiels qui les traversent.
La signification du film « Elephant » de Gus van Sant est : des codes sociaux d’une jeunesse en rapport avec un corps institutionnel se font transpercer par l’émergence d’une folie destructrice. Tous ces flux se déploient dans l’espace collégial où la cohabitation se réduit à l’entrecroisement mécanique d’individus repliés sur eux mêmes. Mais le réalisateur cherche plus que cette représentation dans la rigidité du cadrage sur Michelle associé à la faible profondeur de champ. Ce mode apporte une tension extrême en diminuant la compréhension de ce qui se passe hors du champ. Les évènements s’apparentent à des actes fugitifs. Nous plongeons dans un liquide amniotique, là où les affects se différencient de manière remarquable. Il y a là une politique du devenir qui ne redoute pas l’effroyable. Des affects résonnent selon un certain ordre fragile et intense qui déchire le chaos.
La maison absorbe les désirs selon la même politique désirante que ce film. House Pegasus se constitue de ce réel des devenirs, de ces morceaux inégaux de propositions et de choses, expressions de forces hétérogènes, de passages d’affects. Sinon, elle ne fera que les redistribuer immédiatement sur un plan fonctionnel où les régimes signifiants poursuivront leurs économies identitaires toujours plus rapides et volubiles. Les désirs donnent des matières non formées, des degrés d’enfouissement, de disparitions, d’effacement… qu’agence House Pegasus.
Précisons un peu plus. Un désir de s’enfouir sous terre exprime l’attraction de vivre dans le secret d’une base souterraine, Pegasus (base secrète militaire d’un Comics US des années 80’). Ce grouillement de vie fait fuir le monde depuis cette position. La terre y englobe l’individu et rend compte d’une lenteur singulière. A distance des vitesses folles du Dehors, l’immersion dans une masse indéchiffrable libèrent de nouveaux affects de la quotidienneté. L’autre affect manifeste une espèce de suspension de la matière. L’air et la lumière deviennent les agents d’un évènement continu : quelque chose est en transition. Le corps immobile voyage quand l’âme dérive légèrement, glissant sur les flux décodés des choses matérielles et identitaires de la machine capitaliste. La lumière devient le milieu neutralisant la matière. Les affects se matérialisent dans deux agencements architecturaux distincts : l’un procède d’une force poussant vers les profondeurs quand une force verticale opposée tire l’autre agencement à investir l’atmosphère. L’architecture prend pour objet ces collisions libidinales qui annonce une troisième ligne moléculaire commune qui se problématisent dans l’imbrication de deux agencements architecturaux.
House Pegasus prend en charge ces matières affectives et les agencent en sélectionnant des problématiques précises et hétérogènes : l’usage, l’économie des moyens, les affects sensibles de l’architecture (lumière, son, masse…). Comment cela fonctionne précisément, ici, à ce moment ? Ces problématiques se répartissent dans le temps, selon l’ordre d’apparition d’un évènement . Le chaos est cette vitesse infinie où l’ensemble des forces arrivent d’un seul coup en même temps. L’ordre n’est pas spatial mais temporel. Cela consiste à ordonner dans le temps des vitesses et des degrés de quelques choses qui déchirent le chaos infini : l’apparition des évènements définis un à un selon des problématiques énoncées une à une. La problématique crée l’évènement qui déchire le chaos. Ce degré d’imbrication supplémentaire des forces désirantes complexifie un peu plus les problématiques en les intégrant dans le jeu des forces hétérogènes inhérentes à toute architecture. Investissant le chaos d’un premier jet temporel, les premières connexions se créent en même temps que les agencements se constituent d’organes encore peu formés. Très vite les organes et les connexions vont combiner sans aucune espèce de subordination dominante. Si les organes déterminent les connexions à l’occasion d’un évènement, à cette autre occurrence la connexion induit la nature et la forme organique. Nous nous rapprochons dans cette manière de faire de l’idée organique de l’architecte Franck Llyod Wright sans toutefois révéler une entité vitale transcendante dans l’architecture. Nous disons juste qu’une forme de réciprocité subordinative et organisationnelle opère entre les deux dispositifs spatiaux, la connexion et l’organe. Dès les premiers établissements d’un ordre d’investiture des ensembles organiques et des connexions, une croissance tourbillonnaire brouille l’ordre orthonormé des agencements. Par accident, une nouvelle chose imprévisible passe entre les deux dispositifs : une diagonale. Cette ligne de fuite perturbe l’ordre raisonné des deux directions verticale et horizontale. Elle va impulsée et rythmée les évènements selon un mode décisionnel synthétique : une boucle de circulation va s’imposée et ordonnancer les différentes pièces de la maison. Cette boucle fonctionnelle à l’origine accidentelle opère maintenant dans la genèse organique. Partout, des évènements se condensent sur des coordonnées, des connexions se multiplient et se stabilisent tandis que des organes s’accrochent le long de cette boucle. Cette diagonale, la musicalité de « House Pegasus », est une ligne de force qui influence les différents agencements et leurs fréquences en fonction des forces contingentes qu’elle rencontre. Sans origine, ni hiérarchie, elle imbrique les organes des deux agencements de telle manière qu’ils débordent l’organisation hypothétique des deux ensembles. Ce dénominateur commun n’a aucune forme, seulement une fonction distributive et rythmique, une espèce d’ubiquité fonctionnelle. Escalier de l’un, couloir de l’autre, devenant quelque fois une pièce traversée. House Pegasus est athlétique. Elle exige des efforts physiques pour investir tous ses méandres. Les pièces sont disséminées le long de cette boucle, se distanciant des binômes modernes jour/nuit, espaces servants/espaces servis. Chaque pièce a fait l’objet d’un ensemble de critères de sélections qui les déterminent selon une complexité dépassant les obligations contemporaines de moindre effort.
Ce que l’on voit de loin et d’en haut, ce sont des volumes blancs de maçonnerie émergeant du sol. Les organes enterrés (les pièces à vivre) se contorsionnent dans l’économie des moyens de mise en œuvre maçonnée de cet agencement organique et spatial. Ils ne rencontrent aucune espèce de trame extensive retranchant l’écart sur une de ces fréquences. Tout y est déterminé en fonction d’une géométrie libre régentée par l’ordre des évènements. La démesure des agencements radicalise les usages comme les instruments improbables de Christian Marclay l’imposent à d’hypothétiques mutants pourvus de bras de pieuvres ou de poumons de rhinocéros. Dans les entrailles de la terre, l’agencement architectural s’allonge, se contorsionne. La liquidité visqueuse des terres est stoppée quand les espaces comprimés ont gagné leur place. Les passages l’emportent sur l’organisation des pièces. Les boyaux importent plus que les organes. Leur distribution devient essentielle et accentue la génétique architecturale dans ce milieu où la moindre excavation démultiplie les moyens de construire. Des escaliers franchiront les moindres accidents topographiques pour tout relier. Les organes sont autonomes pour mieux se glisser entre les forces telluriques. Ils sont parfaitement étanches et autonomes.
Le second agencement organique se pose sur la partie immergée et contre ses émergences. Il colonise le ciel et suit une rigueur de composition induit par le gabarit universel de conteneurs maritimes recyclés en unités d’habitation. Une rationalité de l’empilement oriente la combinaison d’unités spatiales et impliquent une perte intentionnelle : nous ne choisissons ni leur dimension unitaire et additionnelle ni leur structure. Le container maritime répond à des charges de poids considérables pour supporter les tempêtes. Indestructible, il se suffit à lui-même ; autonome il se pose en l’occurrence sur la maçonnerie de la base souterraine. L’agencement des containers permet d’obtenir des volumes très légers, la matière se fait discrète grâce aux propriétés exceptionnelles de ces containers indestructibles. Cette perception augmente ce désir de transition comme mode de vie singulière. On augmente cet effet de disparition par la dissociation des différentes couches de peaux qui composent l’enveloppe : la structure en acier des containers, puis le bardage en bois et en avant de ces différentes couches des menuiseries noires s’empilent en laissant chacune coexister. La multiplication de ces peaux fonctionnelles accentue la nature transitoire de cet agencement par rapport à l’unité de l’enveloppe massive et homogène du premier agencement.
Trouver les connexions entre cette combinatoire d’unités prédéterminés et l’élasticité de la maçonnerie précisent à leur tour la définition de chaque agencement. Leur nombre et leurs positions spatiales influent sur l’interdépendance et la distribution organique de ceux-ci. A l’occasion de chaque connexion, des passages intensifs d’affects se manifestent. La poussée vers le bas des organes les obligent à se faire percer pour chercher cette lumière qui suspend les ténèbres. Des faisceaux percent l’obscurité à la manière des églises romanes valorisant l’icône. L’intensité lumineuse des pièces enterrées est très sensible aux variations météorologiques comme un passage de nuages. Toute variation substantielle de l’intensité lumineuse affecte considérablement les corps, un nouveau seuil de perception rend compte du temps qui passe. Dans le même temps, les oreilles baignent dans un magma sonore, milieu dans lequel les intensités sonores et les couleurs timbrales s’estompent. Plus un son de l’extérieur n’arrive ; on reste seul face à sa respiration, son écho. La relation au dehors est coupée aux oreilles et accentuée à l’œil. Le degré d’ouverture à la vue sur le dehors de l’agencement supérieur de la maison a aussi une incidence sur les propriétés lumineuses et sonores. Ouvert à la lumière du Nord, l’intensité lumineuse reste constante sur une grande partie de la journée. La douceur de cette lumière dépourvue de direction solaire contraste avec les ombres que portent en elles les choses du Sud. L’enveloppe et la matière perdent de leur consistance, tout flotte indéfiniment de la même manière. Les corps sont peu affectés par le temps qui passe. L’œil perçoit les moindres bruissements des arbres tandis que le corps baigne dans un champ lumineux stable.
Les forces invisibles trouvent une trace communicable sur les corps, les affects et autres signes tenseurs témoignent de leurs passages. Un champ d’affects lumineux, sonores, d’étendues, de masses revient de manière rythmique et différente à chaque instant : la temporalité forte dans l’agencement immergé obtenue par les variations lumineuses incessantes fait écho à la monotonie lumineuse de l’agencement supérieur. Une succession d’échappées visuelles dans la partie émergée et d’immersions corporelles sous terre se déroulent sous les pas des habitants. La même chose se reproduit pour les perceptions sonores pendant les déplacements au travers de la maison.
Il y a une espèce d’urgence à vivre dans cette maison. D’urgence à vivre doucement et pleinement. La collision pacifique des deux agencements s’est nourri des deux lignes de fuite. Une autre forme de contemporanéité émerge de House Pegasus : la liberté de dessiner un monde que l’on fait fuir dans son mode d’habiter. Ce mode mélange l’anonymat d’une tripaille coincée dans les replis de la terre et la publicité sociale d’une bulle de lumière invariable. House Pegasus avec ses degrés de perméabilité inégaux au dehors expérimente cette forme d’urgence à vivre: dans l’instant fugitif de ce qui passe, les devenirs imperceptibles s’expérimentent selon des vitesses et des rythmes variables ; le plus mou rencontre le plus dur, le plus lent le plus nerveux. Dans l’oubli du nouveau, à la recherche d’impressions abstraites suspendues dans le creux du corps, House Pegasus devient l’occurrence d’un « avoir lieu »multiple, celui de l’évènement redoublant de son sens la grande politique du signe. Pegasus actualise des affects capables de tanguer entre chaos et flux.